Chapitre 6 - Empreinte
Paris, Octobre 2029
Jamais Freya Celsina ne s’est sentie aussi bien.
Entourée de ses semblables Navigants à l’esprit vif et agile, bourrés d’espoir pour le futur, la jeune femme de maintenant dix-sept ans baigne dans un environnement familier, rassurant et débordant d’ambitions, la permettant de voguer, contre vents et marées, vers ses rêves les plus fous.
Pourtant, ce n’était pas gagné. L’Université de l’Echat souffre d’une injuste réputation pour le simple fait d’y accueillir des étudiants Navigants en grande majorité. Les Celsina y étaient eux-mêmes réticents. Quelle drôle d'auto-flagellation que de mépriser les environnements favorables aux populations qui nous ressemblent. L’entre-soi n’est critiqué que lorsqu’il concerne ceux qu’on refuse de voir - sinon, nous parlerons d’excellence, de prestige et d’élitisme. Bien que la société française parvient peu à peu à se libérer du joug atroce de son penchant vorace pour la discrimination structuelle, certains relents inconscients de cette dernière persiste, vicieusement, même dans les esprits des premiers concernés.
D’ailleurs, l’accueil de la nouvelle s’est fait ressentir de toute autre manière au sein du foyer d’Aguenon. Les larmes et exclamations de joie d’Abel et Victoria lors de l’admission d’Adam à Paris-Cité se sont travestis en une mine défaite et un sourire difficilement sincère lorsque Freya, pétrie de déception, annonça à ses parents qu’elle rejoindrait les bancs de l’Université publique. Fort heureusement - et par je ne sais quel miracle - la jeune Navigante ne s’est pas laissée démordre, bien au contraire. L’adversité la forge plus qu’elle ne l’écrase, constituant ainsi une source motrice principale à l’accomplissement de ses objectifs.
En revanche, il est bien plus ardu pour un requin de nager dans de l’eau douce sans en perdre son aileron. Le jeune prodige fraîchement intégré aux rangs de l’Université Paris Cité ne parvient à prendre ses marques. Bien que la politique de l’établissement se veut inclusive, bienveillante et vectrice de justice sociale, il n’en est rien dans les faits. A vrai dire, l’intégration des jeunes étudiants Navigants au sein d’Universités historiquement natives est un phénomène relativement récent - voire prématuré - pour le commun des mortels. Lors de sa journée de pré-rentrée, Adam a eu l’immense joie de goûter aux plaisirs des relents racistes et discriminatoires de la part de la direction, et ce dès l’aube :
Cel…Celsina Adam ? s’exclame Monsieur Venon.
Oui, présent.
Hum, ronchonne le Directeur de la Scolarité, pas évident évident à prononcer, votre nom.
Adam affiche une mine d’incompréhension.
C’est-à-dire ?
Ben, ça se francise ! Adam Celsina, quel drôle de nom, tout de même !
L’assemblée étouffe un rire approbateur des propos borderline du sexagénaire au crâne autant dégarni que son intellect. Adam déglutit en silence, teinté de honte du fait d’un patronyme qu’il n’a pas choisi - mais dont il est extrêmement fier.
En ce sens, il reste difficile d’être un Celsina dans un tel environnement. Fort heureusement, le jeune homme ne se retrouve pas totalement seul. Il peut compter entre autres sur la présence d’Erica, la meilleure amie de sa sœur, ainsi que d’Ismaël et Eden, qui le ne quittent jamais. Eux aussi proviennent d’environnements navigants ou semi navigants et connaissent plus que bien les défis auxquels une telle filiation se heurte.
C’était pareil pour ma sœur, t’inquiète, le rassure Ismaël
Ah oui ?
Non, en réalité, c’était bien pire, ricane le jeune homme. Elle n’était même pas censée être là. Ça a été très difficile pour elle au début, puis elle en a fait sa force. Maintenant, regarde où elle est ! Elle a marqué l’histoire de son empreinte.
Les yeux profonds d’Ismaël se teintent automatiquement d’une lueur de fierté mêlée à une profonde admiration. Il est vrai que le parcours de Tessa Desanya relève de l’exploit.
Merci frère, tu as toujours les bons mots, sourit Adam. Je vais essayer d’en faire ma force aussi, même si… j’ignore totalement comment.
Éden et Ismaël sourient simultanément. Tous deux savent qu’Adam éprouve des difficultés à modéliser des pensées abstraites pseudo-philosophiques en une réalité très concrète et ce, malgré son brillant esprit.
C’est simple. Là, le vieux t’a donné l’opportunité de prouver que tu vaux mieux que ça.
Je n’ai absolument rien à prouver à personne.
À toi-même.
Ah.
Adam se pince les lèvres.
Je sais ce que je vaux.
Vraiment ? rétorque Éden en haussant son sourcil droit.
Bon… plus ou moins.
Ah! s’exclament simultanément les deux jeunes hommes, tu vois ! Tu n’as pas le droit de douter de toi-même. Même si toute la Terre te dit que tu es dans le faux, que t’es un raté et que tout ce que tu entreprends tombe à l’eau : tu dois rester solide sur tes appuis et tous les envoyer paître, ajoute Ismaël.
Tu n’as pas le droit de te laisser tomber, mec, surenchérit Éden.
Shhhhhhhht! Les bavardages, c’est à la fin du cours ! interrompt Monsieur Venon.
Adam se contente de sourire sincèrement à ses deux comparses qui savent parfaitement comment requinquer son moral. Autrefois, c’était le rôle de Freya, son double, sa copie conforme. En un regard, ils parvenaient à se comprendre - loin de leurs repères mutuels, la vie leur paraît bien plus âpre, bien plus ardue. Pourtant, ils vont devoir composer et faire avec, en unissant, enrichis de leurs propres expériences et observations individuelles, leurs forces afin de se frayer un chemin dans cette nouvelle ère qui leur réserve bien des turbulences :
L’âge adulte.